La mer, la terre, le ciel… la vie
Nicole Allard
Historienne de l’art
Depuis toujours, John Michaud observe les paysages côtiers qui émaillent le Bas-Saint-Laurent et, surtout, la Gaspésie, son pays natal. Les éléments les plus inattendus, de même que les phénomènes les plus spectaculaires de ce territoire d’appartenance, marqué par la présence humaine, étayent les propos et l’œuvre foncièrement éclectique qu’il donne à découvrir.
Par le regard à la fois sensible et critique qu’il pose – et ose – sur le monde maritime, l’artiste nous transporte dans de grandes envolées lyriques, ou, à l’inverse, dans l’intimité insoupçonnée d’une nature en constant bouleversement, insistant sur certaines réalités, aboutissant à d’inévitables constats…
De pure énergie ou de pur dépouillement, son travail des dernières années, qui explore la peinture, la gravure, la sculpture et l’installation, s’efforce d’exprimer une mémoire poétique, symbolique et ethnographique du paysage. Plus encore, il témoigne de son extrême fragilité, de la vulnérabilité du vivant qu’il renferme, de son pouvoir de régénérescence, de sa résilience…
Le monde à nos pieds
Rien d’étonnant, donc, qu’il nous prête les ailes et les yeux du fou de Bassan, l’oiseau emblématique de l’île Bonaventure qui, dans sa frénésie aérienne, emplit l’espace des grands tableaux de la série Envol (2011). Nous voici, oiseaux-motifs, évoluant dans la multitude et la plénitude du ciel, dominant les barachois, les caps abrupts, les rivages où s’égrainent les constructions humaines, si minuscules vues des airs.
Nous voici, enfin, piquant « en bandes neigeuses », dans la mer poissonneuse, nageant parmi les bancs de harengs et de maquereaux ...
L’horizon sans fin
Embrassant d’un même mouvement la mer, la terre, le ciel et la vie foisonnante, ces représentations ascensionnelles sont construites par strates, à l’image des falaises creusées d’anfractuosités qui servent de refuges à ces migrants grégaires aujourd’hui menacés, à mille lieues de leur sanctuaire gaspésien.
Dans la multiplicité des plans et des points de vue, en plongée ou en contre-plongée, qui induit une dynamique interne à ces all-over colorés, se révèlent des univers pluridimensionnels et hiérarchisés. Terre par-dessus mer, mer par-dessus mer, horizon par-dessus horizon : ces paradis transitoires (aquatique, aérien et humain), habilement mis en abyme, semblent vouloir se projeter à l’infini…
Le territoire-mémoire
Autant l’artiste tient à montrer la complexité, l’interdépendance et les zones de rupture découlant de cet ordre implacable qui gouverne le paysage, autant cherche-t-il aussi à en isoler les éléments distinctifs et significatifs.
Dessinés d’un geste libre et spontané, réduits à leur état structurel, quais, fascines, chafauds, vigneaux, salebarbes et autres gréements, vestiges d’un passé maritime glorieux, témoins de la survivance des hommes, inspirent les idéogrammes minimalistes de la série AEncrages (2011-2012). Cette calligraphie vigoureuse, pourtant au bord de la dématérialisation et de l’effacement, devient un plaidoyer contre l’oubli, la perte insidieuse d’un patrimoine identitaire précieux.
Le fameux rocher et son île, silhouettes fantomatiques à peine esquissées, les barques, les bouées, etc., ne sont plus que souvenirs épars, formes flottantes et lignes stylisées. Les galets, les bois flottés, les coquillages, etc., récupérés en bord de mer – qu’il intègrera sans doute un jour à ses installations ou qu’il transformera en motifs dans ses peintures et ses estampes – ne sont que réminiscences d’un milieu qui est et a été…
La vie, toujours…
La mémoire s’érode et se renouvelle. Mais elle n’est pas que nostalgique. Quiconque a déjà fait l’expérience du littoral connait les forces façonneuses du paysage : le va-et-vient des vagues qui fait subrepticement reculer les terres et déplacer les grèves, l’action du vent qui fait s’incliner les arbres chétifs... Ceux de la série Chablis (2013) parlent d’enracinement et de résistance.
À la défense du terreau fragile qui est le leur, ils s’accrochent en front de mer, s’alignent et s’enchevêtrent jusqu’à ressembler à des barbelés impénétrables.
Les motifs-repères
John Michaud sait évoquer, c’est indéniable. Il sait aussi montrer. Et faire. Outre l’utilisation tantôt nuancée, tantôt franche, de la couleur qui en fait un coloriste habile, le sens de la composition et de la dynamique spatiale inné, la puissance graphique de sa production étonne et séduit.
La maîtrise du dessin, la répétition de motifs, l’intervention de signes et de codes tant organiques que géométriques, générant des tensions de surface et des points focaux, y sont pour beaucoup.
Déjà vus, consignés, reformulés ou carrément inventés, motifs-repères et motifs-symboles alimentent le vaste répertoire iconographique dans lequel l’artiste puise librement. Ce travail de codification, de stylisation et de synthèse contribue à l’élaboration d’une véritable typologie des formes de la nature et des éléments construits du paysage gaspésien.
Un univers en gestation
S’il y a bien quelques soupçons de la fantasmagorie de Miro, des perspectives audacieuses de Milton Avery et, plus près de nous – beaucoup plus près de nous –, de Riopelle, pour le bouillonnement, et de Kittie Bruneau, pour l’attachement au territoire gaspésien et pour l’invention d’une mythologie personnelle, l’univers en gestation de John Michaud, tout imprégné de ces modèles qu’il assimile et revisite fréquemment dans ses œuvres, ose son propre vocabulaire, sa propre imagerie.
Au-delà des simples considérations plastiques, sa démarche tend à se préciser et à se « personnaliser » davantage grâce à l’approche multidisciplinaire adoptée au départ et grâce aussi à l’expérimentation continuelle de supports, de matières et de techniques nouvelles.
Approche exploratoire, quête esthétique éclatée et préoccupations constantes face à l’environnement et à la destinée du « vivant », thèmes centraux de son œuvre, s’inscrivent au final dans l’universalité de l’art et du monde actuel.
Mai 2013
i Anne Hébert, Les fous de Bassan, Paris, Seuil, 1982.
Nicole Allard
Historienne de l’art
Depuis toujours, John Michaud observe les paysages côtiers qui émaillent le Bas-Saint-Laurent et, surtout, la Gaspésie, son pays natal. Les éléments les plus inattendus, de même que les phénomènes les plus spectaculaires de ce territoire d’appartenance, marqué par la présence humaine, étayent les propos et l’œuvre foncièrement éclectique qu’il donne à découvrir.
Par le regard à la fois sensible et critique qu’il pose – et ose – sur le monde maritime, l’artiste nous transporte dans de grandes envolées lyriques, ou, à l’inverse, dans l’intimité insoupçonnée d’une nature en constant bouleversement, insistant sur certaines réalités, aboutissant à d’inévitables constats…
De pure énergie ou de pur dépouillement, son travail des dernières années, qui explore la peinture, la gravure, la sculpture et l’installation, s’efforce d’exprimer une mémoire poétique, symbolique et ethnographique du paysage. Plus encore, il témoigne de son extrême fragilité, de la vulnérabilité du vivant qu’il renferme, de son pouvoir de régénérescence, de sa résilience…
Le monde à nos pieds
Rien d’étonnant, donc, qu’il nous prête les ailes et les yeux du fou de Bassan, l’oiseau emblématique de l’île Bonaventure qui, dans sa frénésie aérienne, emplit l’espace des grands tableaux de la série Envol (2011). Nous voici, oiseaux-motifs, évoluant dans la multitude et la plénitude du ciel, dominant les barachois, les caps abrupts, les rivages où s’égrainent les constructions humaines, si minuscules vues des airs.
Nous voici, enfin, piquant « en bandes neigeuses », dans la mer poissonneuse, nageant parmi les bancs de harengs et de maquereaux ...
L’horizon sans fin
Embrassant d’un même mouvement la mer, la terre, le ciel et la vie foisonnante, ces représentations ascensionnelles sont construites par strates, à l’image des falaises creusées d’anfractuosités qui servent de refuges à ces migrants grégaires aujourd’hui menacés, à mille lieues de leur sanctuaire gaspésien.
Dans la multiplicité des plans et des points de vue, en plongée ou en contre-plongée, qui induit une dynamique interne à ces all-over colorés, se révèlent des univers pluridimensionnels et hiérarchisés. Terre par-dessus mer, mer par-dessus mer, horizon par-dessus horizon : ces paradis transitoires (aquatique, aérien et humain), habilement mis en abyme, semblent vouloir se projeter à l’infini…
Le territoire-mémoire
Autant l’artiste tient à montrer la complexité, l’interdépendance et les zones de rupture découlant de cet ordre implacable qui gouverne le paysage, autant cherche-t-il aussi à en isoler les éléments distinctifs et significatifs.
Dessinés d’un geste libre et spontané, réduits à leur état structurel, quais, fascines, chafauds, vigneaux, salebarbes et autres gréements, vestiges d’un passé maritime glorieux, témoins de la survivance des hommes, inspirent les idéogrammes minimalistes de la série AEncrages (2011-2012). Cette calligraphie vigoureuse, pourtant au bord de la dématérialisation et de l’effacement, devient un plaidoyer contre l’oubli, la perte insidieuse d’un patrimoine identitaire précieux.
Le fameux rocher et son île, silhouettes fantomatiques à peine esquissées, les barques, les bouées, etc., ne sont plus que souvenirs épars, formes flottantes et lignes stylisées. Les galets, les bois flottés, les coquillages, etc., récupérés en bord de mer – qu’il intègrera sans doute un jour à ses installations ou qu’il transformera en motifs dans ses peintures et ses estampes – ne sont que réminiscences d’un milieu qui est et a été…
La vie, toujours…
La mémoire s’érode et se renouvelle. Mais elle n’est pas que nostalgique. Quiconque a déjà fait l’expérience du littoral connait les forces façonneuses du paysage : le va-et-vient des vagues qui fait subrepticement reculer les terres et déplacer les grèves, l’action du vent qui fait s’incliner les arbres chétifs... Ceux de la série Chablis (2013) parlent d’enracinement et de résistance.
À la défense du terreau fragile qui est le leur, ils s’accrochent en front de mer, s’alignent et s’enchevêtrent jusqu’à ressembler à des barbelés impénétrables.
Les motifs-repères
John Michaud sait évoquer, c’est indéniable. Il sait aussi montrer. Et faire. Outre l’utilisation tantôt nuancée, tantôt franche, de la couleur qui en fait un coloriste habile, le sens de la composition et de la dynamique spatiale inné, la puissance graphique de sa production étonne et séduit.
La maîtrise du dessin, la répétition de motifs, l’intervention de signes et de codes tant organiques que géométriques, générant des tensions de surface et des points focaux, y sont pour beaucoup.
Déjà vus, consignés, reformulés ou carrément inventés, motifs-repères et motifs-symboles alimentent le vaste répertoire iconographique dans lequel l’artiste puise librement. Ce travail de codification, de stylisation et de synthèse contribue à l’élaboration d’une véritable typologie des formes de la nature et des éléments construits du paysage gaspésien.
Un univers en gestation
S’il y a bien quelques soupçons de la fantasmagorie de Miro, des perspectives audacieuses de Milton Avery et, plus près de nous – beaucoup plus près de nous –, de Riopelle, pour le bouillonnement, et de Kittie Bruneau, pour l’attachement au territoire gaspésien et pour l’invention d’une mythologie personnelle, l’univers en gestation de John Michaud, tout imprégné de ces modèles qu’il assimile et revisite fréquemment dans ses œuvres, ose son propre vocabulaire, sa propre imagerie.
Au-delà des simples considérations plastiques, sa démarche tend à se préciser et à se « personnaliser » davantage grâce à l’approche multidisciplinaire adoptée au départ et grâce aussi à l’expérimentation continuelle de supports, de matières et de techniques nouvelles.
Approche exploratoire, quête esthétique éclatée et préoccupations constantes face à l’environnement et à la destinée du « vivant », thèmes centraux de son œuvre, s’inscrivent au final dans l’universalité de l’art et du monde actuel.
Mai 2013
i Anne Hébert, Les fous de Bassan, Paris, Seuil, 1982.